Usine du Futur, robotisation, compétitivité et autres chimères
L’Industrie 4.0 … ils n’ont que ce mot à la bouche… une usine interconnectée, nourrie au « big data », pimentée de réalité augmentée, virtualisée, où l’homme assiste en spectateur au ballet des robots dans une ambiance feutrée, des quasi laboratoires où les informations arrivent au poste de travail sur des écrans dignes des meilleures séries américaines d’anticipation. Usine sans poussière, sans huile de coupe, sans copeaux, sans bruit… Et presque sans hommes…
Si d’un point de vue moral, il n’y a pas débat sur le fait que nous devons tout faire pour confier aux machines les tâches ingrates et dangereuses, les images de l’Usine du Futur que je vois sur les écrans semblent me projeter dans un environnement où les machines font tout, où même la décision leur est confiée, où des techniciens en blouse blanche, séparés des machines par des vitres et coupés de la réalité et des produits, surveillent des écrans, avec au mieux un bouton d’arrêt d’urgence comme outil.
Et pourtant la rumeur arrive et enfle : « Notre futur est ici ! ». Mais qui prône un tel avenir ?
D’abord bon nombre de journalistes, enfermés dans leur syndrome de Peter Pan, se revoyant jouer avec leurs Lego et leur Meccano, impressionnés de voir les choses se mouvoir toutes seules (aaahhhh… la beauté d’une voiture radiocommandée qui tourne et s’arrête d’une pression sur un bouton, d’un train qui change de voie tout seul, d’un Mario Bros qui s’anime sur un écran par la seule action de nos pouces sur une manette de jeu…). Le rêve d’une usine qui obéit au doigt et à l’œil…
Ensuite tous nos politiques qui n’ont pour la plupart plus mis les pieds dans une usine au quotidien depuis des années. Je ne parle pas de ces usines, briquées, nettoyées, rangées, aseptisées, préparées spécialement pour leur visite, mais de celles du quotidien, où l’énergie nécessaire à les faire fonctionner demande de l’engagement, de la décision, où il faut faire face aux manquants, aux absents, aux clients mécontents, à l’erreur humaine, à l’exploit de livrer demain pour satisfaire le client, où la loi de Murphy est la seule constante… Ce n’est pas qu’ils les aiment tant, ni même qu’ils les comprennent bien ces usines, mais tant que leur élection sera liée aux promesses d’emploi et aux subventions attribuées, nos politiques se feront un devoir de parcourir salons et entreprises pour s’extasier devant tant les prouesses technologiques (et moins fréquemment devant un opérateur en prise avec un ajustement récalcitrant, ce qui est pourtant bien plus courant)
Ensuite nos partenaires Allemands, promoteurs de la première heure de l’Industrie 4.0 , fiers de leur technologie, soucieux de trouver un débouché à leur industrie mécanique, car ne soyons pas naïfs, l’Usine du Futur est avant tout un marché pour les fournisseurs d’équipements en tous genres (robots, machines, progiciels, automates, ordinateurs…), bien avant d’être un résultat sonnant et trébuchant pour les utilisateurs. Il n’est que de voir sur les réseaux sociaux le nombre de clips promotionnels diffusés par le Germany Trade And Invest (Agence de Développement Economique Allemande) pour s’en convaincre. Il faut dire aussi que nous sommes bon public, avec notre vieux complexe d’infériorité vis-à-vis de ces voisins qui produisent des BMW, des Mercedes, (et Volkswagen ?)… avec des employés modèles, respectueux des process et de la hiérarchie, où par nature tout est de meilleure qualité qu’en France.
Et donc de fleurir les colloques sur l’Industrie du Futur sous l’égide des grandes écoles (parfois sponsorisées par les fournisseurs d’équipements) et des syndicats professionnels, les voyages d’étude en Allemagne organisés par les agences de développement économiques régionales et nationales, les salons dédiés, les publications… Un matraquage en règle.
Nous avons donc un promoteur, des médias, des politiques (et les financements associés), des clients potentiels, du buzz… Tous les ingrédients sont là pour que d’ici 5 ans nos usines soient toutes 4.0 !
Difficile pour moi de ne pas faire le parallèle avec le développement du Lean qui a été notre quotidien ces 15 dernières années. Ce fameux Lean dont on arrive à dire aujourd’hui (plutôt timidement) que s’il a souvent un vrai support d’amélioration, il a aussi parfois fait long feu, voire été contre-productif, quand on a tenté de l’implémenter dans des organisations qui ne s’y prêtaient pas, ou quand on a ignoré les spécificités contextuelles et culturelles de l’entreprise.
Et je préfère ne pas parler de tous ces chantres du Lean, qui ne l’ont appliqué que superficiellement, sans plonger au cœur du concept, restant au niveau des solutions caricaturales (« Je fais du Lean : j’ai mis en place le 5S et le Management Visuel »). Avec à la clé une majorité silencieuse de déçus du Lean, qui n’ose s’exprimer tant la pensée unique d’un Lean – Solution Miracle est forte.
Alors, ce modèle Industrie 4.0 tant vanté, sommes-nous si sûr que c’est bien notre avenir ?
Que l’Usine du Futur qu’on nous propose est bien celle que nous voulons pour NOTRE futur ?
Que les bénéfices seront bien pour nous et non uniquement pour ceux qui la vendent ?
Et plus généralement, cette solution imaginée par nos voisins Allemands est-elle adaptée en l’état à notre tissu industriel et notre environnement sociétal, intégrant les aspects économiques (taille et structure capitalistique des entreprises), rapports sociaux (relations entre patronat, partenaires sociaux, salariés), éducation (compétences clés pour maîtriser les équipements), démographiques (disponibilité main d’œuvre), coûts et bénéfices du travail… ?
Je vous propose de parcourir ces quelques points afin de vous puissiez vous faire une opinion éclairée de ce futur.